Il s’appelle Claude.
Ce n’est pas un ami. En fait oui mais pas de moi. (Quand peut-on dire qu’on est amis?)
Claude est un homme, un papa, un amoureux. Pas un super héros.
Un homme.
Un collègue. Mais pas de moi non plus.
C’est un voisin.
Il habitait un petit appartement sur ma rue quand j’y ai emménagé avec mon jeune couple sans enfants il y a un peu plus de 10 ans.
Bien résolus que nous étions alors à reniper cette petite maison blanche. Maintenant bleue.
Claude était venu se greiller de deux belles tables de chevet coloniales à notre vente de garage. Celles-là même sur lesquelles je posais mes bracelets et élastiques à cheveux avant de planter mon regard dans le bleu de celui de mon amoureux la nuit venue, à cette adresse bénie sur Christophe-Colomb où lui et moi avons dansé collé pour la première fois.
Pas Claude. Mon amoureux, vous suivez?
Claude est un homme impliqué dans son quartier. Un esprit libre, dirait-on. Qui a ses opinions, qui semble avoir un don pour le contact avec les gens.
Claude a de la jasette, l’oeil souriant, le regard qui parfois s’embrume ou se colère.
L’injustice lui pèse.
Il porte sa tignasse douce et blanche un peu longue. Coiffée vers l’arrière. Douce en fait, je ne sais pas si elle l’est. Jamais touchée. C’est plus une impression que ses cheveux sont doux.
Vous voyez?
Claude, va et vient à pieds dans le quartier, le pas sautillant, le regard avenant, toujours un salut, parfois une jasette. Quand on a le temps.
Claude et ses élans, Claude et la jase de coin de rue sans fin. Parce qu’il a le temps, lui. Qu’il le prend. Comme un homme d’un autre temps. Celui des contacts en face à face.
Un sourire et un oeil clair.
Claude, toujours rasé de près.
Aujourd’hui, il habite un petit appartement au demi sous-sol, sur une rue qui porte mon nom, sur le chemin de l’école des enfants.
Une main levée le petit matin à notre passage avec tout le poids du savoir sur leur dos. Il connait les garçons par leur prénom. Il se sont pris d’affection pour cet homme bon, duquel on ne sait que bien peu de choses mais assez. Assez pour savoir qu’il est bon.
Les enfants n’ont pas cette méfiance que nous développons une fois adultes.
Un matin d’automne autour de L’Halloween, j’aperçois Claude sur le chemin du retour. Mes amours partis apprendre à écrire et compter, à réfléchir et raisonner pour quelques heures, j’ai le temps.
Le temps de prendre le temps.
Claude m’interpelle et dans un discours étrange, un peu confus où je ne saisis pas tout, il me tend deux billets de 5$. Un par garçon.
« Je sais que Patrick pis toi vous leur apprenez la valeur de l’argent aux enfants. Moi j’en ai plein. Chu riche, Catherine. Chu millionnaire. J’donnerai pas de bonbons c’t’année mais j’veux que tu donnes ça aux garçons. Dis-leur pas que ça vient de moi. »
Un brin troublée, je le remercie et file rapide vers la maison.
Je le recroise quelques jours plus tard.
Congé de barbe, il me semble amaigri, fatigué.
Je pose quelques questions mais la confidence arrive rapidement.
Cancer. Poumons.
Un scan le soir même.
Shit.
Je perçois déjà chez lui un sentiment d’abandon. Pas de résignation mais de grande paix face à tout ça, malgré tout.
Sorte d’impuissance sereine.
Il a fait ce qu’il avait à faire. Ses garçons ont réussi. Il a réglé ses affaires. Il est en paix. Il est estimé dans la vie communautaire. On cherche sa présence. Il a une bonne amoureuse qui l’accompagne. Interrompus par çi par là par des passants qu’il salue. Claude connait tout le monde et tout le monde le connait.
Et comme ça, dans le petit matin gris et humide de novembre, tout près du poteau de téléphone bardé de vieilles broches d’annonces de ventes de garage et d’avis de recherche de chats égarés, tout y passe; les regrets qu’il n’a pas, les liens qu’il a dénoués, le mélange de vie qu’il a fait, la fierté pour ses enfants, ce qu’on veut léguer… la maison de fin de vie. Son plan est pensé, prévu, clair.
Je reçois tout ça, ouverte, à l’écoute, disponible à ces précieuses confidences qu’il me fait, moi qui le connait si peu au fond mais en même temps si profondément.
Je reçois tout ça, j’absorbe, j’essaie de ne pas paraître impressionnée ni atteinte. Par respect pour ce qu’il vit.
Pour sa lutte, son combat, qui n’est pas à moi.
Et quand le moment sera venu pour lui, je saurai, qu’il me dit. Il s’est arrangé pour qu’on sache.
Et je cherche à savoir comment, je saurai?
Comment je saurai, Claude quand le moment sera venu pour toi?
Comment saurais-je où aller te porter mes respects?
Qui me mettra au courant?
Une chaîne téléphonique comme pour les tempêtes de 1984?
Marie-Claude Therrien m’appelait, j’appelais Shanti Van Dun.
Comment saurais-je, Claude?
***
Petits pas pas de neige vers les Fêtes.
Je croise mon Claude de moins en moins souvent.
Chaque fois un peu plus disparu. Les nouvelles du scan ne sont pas bonnes. La maladie est mal placée. On ne peut pas opérer. Il perd l’appétit qu’il me dit. Se fatigue vite qu’il me dit. Il a froid souvent. Ne sort pas beaucoup. Ne dors pas beaucoup. Ça va vite.
Rétrécissant son rayon d’action, il est passé du dépanneur en face de chez lui, au coin de la rue, au trottoir, à son entrée, à son cendrier près de la porte. Guère plus loin.
N’empêche, je le sens tout près chaque jour. Mes flèches vers le bull’eye d’énergie sont dirigées à chacun de mes passages devant chez lui.
La dernière fois que je l’ai vu, flanquée des boites à lunch à moitié vides, et des sacs d’édu avec dedans des t-shirts en petits tapons fripés, il parlait avec un voisin dehors.
« C’était une bonne journée aujourd’hui, Claude? » que je lui lance à la volée.
« Une bonne, oué » qu’il m’a renvoyé, hésitant, la tête qui continue d’hocher doucement oui, comme pour se convaincre.
J’ai enjoint les garçons d’aller lui faire un câlin, que Claude avait besoin de toute l’énergie possible pour les étapes qui suivent.
Trop gêné, mon première année a filé en douce mais mon grand doué humaniste est allé le saluer doucement. Revenu les joues rosies et l’oeil brouillé.
Ils savent. Il n’y a pas de cachettes. Claude ne va pas. Et n’ira pas mieux.
*
L’année nouvelle s’est pointée.
Plus revu Claude depuis l’année passée.
Parfois une voiture dans son entrée, souvent cette tête blanche et soyeuse, une branche de ses lunettes foncées perçue sous la lampe de la salle à manger quand je reluque avec pudeur la fenêtre du demi sous-sol qui donne sur la rue qui porte mon nom.
Plus de salut de la main.
Plus de pause cigarette à la sortie des classes. Plus de prises de nouvelles de tout un chacun de ma maisonnée.
Plus de notre dose de Claude. De ce rire qui s’éteint quand la quinte de toux prend sa place. De cet oeil vif qui capte tout. De cette attention gratuite envers les autres.
Au hasard d’un soir d’hiver de janvier, la magie des réseaux me mène à l’un de ses fils. Un Superman du coeur. J’ose une demande de nouvelles, en me jugeant par avance avant même d’appuyer sur enter. Qui suis-je pour cet homme au fond? Autant pour Claude comme pour son Superman de fils? Quel affront cette interférence dans une des périodes les plus intimes de la vie d’une famille. Qui sommes-nous pour eux tous? De quel droit?
Mais les nouvelles arrivent. Avec toute la bonté du monde, que je reconnais bien.
Claude n’a plus beaucoup d’énergie. Il ne luttera pas. Il ne veut juste pas souffrir. La bête est bien là, elle ne fait plus juste guetter, elle a pris quartiers, s’installe et se met à son aise.
Nous avons fait un dessin, réuni coquillages pour entendre la mer, aligné des mots gentils formés des vacillantes lettres de la première année du plus jeune et avons mené ce courage en enveloppe à la boite aux lettres de Claude, le papa de Superman.
Sorte de prière de courage pour la suite.
Souhait de jours doux en route vers cette inévitable destinée.
Comme s’il était possible que ça soit doux.
Depuis quelques jours, les rideaux sont toujours tirés dans la fenêtre qui donne sur la rue qui porte mon nom. Plus de lumière au dessus de la table de la salle à dîner.
Parfois une voiture dans l’entrée.
J’ai un pressentiment.
Puis les mots naissent. Moi qui n’ai pas écrit ici depuis des mois.
Comment saurai-je Claude, que le moment sera venu pour toi?
Comment saurai-je?
*
Claude, tu m’aides.
Tu m’aides à aborder le difficile. L’inéluctable.
Tu m’aides à préparer mes enfants à ce qui ne s’apprend pas. À ce à quoi on ne sera jamais prêt.
À ce qui se vit, avec peine, mais qui se vit seulement. Ne se sait pas, avant.
Tu m’aides à leur montrer la bonté.
La reconnaissance.
La plus belle qualité que m’a apprise mes parents.
La confiance.
La conscience
de l’autre.
Claude, tu m’as aidé.
Comment saurai-je?
J’ai su, c’est Superman qui me l’a écrit.
Mise à jour, Claude a quitté ce monde le mercredi 16 janvier 2019. Paix à lui et ses proches.
Pensées à Mathieu et Simon dans les moments difficiles.
Quel touchant texte ! Pensées à toi aussi Catherine ! XX
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Merci Loulou! xx
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Merci Mademoiselle Catherine, comme vous écrivez bien . Bien contente d’être amie de votre blog. Bon courage ds le deuil du père de Superman 👍🥰
Hélène F. 🌴🐢🐊☀️
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Merci Hélène pour les pensées. Et merci d’avoir pris le temps d’écrire aussi 🙂
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Ouf… Les larmes coulent encore sur mes joues… Complètement happée par ton texte… Comme tu le sais, il me touche plus particulièrement. Tu écris si bien mon amie! Quelle humanité… Les valeurs de la vie à l’état brut… C’est si bon de te lire! Merci Mademoiselle Catherine 🙂
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Oh mon amie…Merci pour tes mots. D’avoir pris le temps… Je pense fort à vous autres xx
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Je vis exactement ça avec mon mari, mon compagnon des 44 dernières années. Je suis très touchée par ce texte.
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