En regardant les petits doigts crochis de mon fiston, ses jointures blanchies par l’application portée au geste d’écriture qui fait parfois s’éclater la mine, la langue sortie, l’œil attentif, je réalise que cet apprentissage est bien loin derrière.
Bien maîtriser la motion pour inscrire un « m » comme il se doit. Respecter les couloirs d’écriture, les pointillés comme fidèles guides. Mettre de longues secondes à réaliser un « o » qui se respecte; ni trop en forme de coco, ni trop grand cousin du point. Ne pas oublier de ponctuer, de majusculer les débuts et de faire s’exclamer les finales enthousiastes.
Autrefois assidue correspondante, je noircissais des pages et des pages de papier tantôt fleuri, tantôt pastel de mon écriture colorée et changeante. Comme j’en ai passées des heures à m’épancher, à raconter, à décrire le réel comme le fantasme. À enjoliver parfois ce quotidien pas si morne au fond et à espérer en retour des réponses tout aussi élaborées. Forme de journal, ancêtre du blogue.
Je possédais une flopée d’ensembles de papeterie assortie. Et des correspondantes aussi.
Cousines, grand-mères, marraine, amies avec qui troquer des affiches de jeunes éphèbes américains. Lointaines jeunes filles italiennes, belges ou britanniques qui m’enviaient ma vie si près de la terre de tous les possibles. Qui croyaient que je visitais NYC chaque fin de semaine, comme eux visitent la côte d’Azur une fois les grandes vacances venues. J’avais 14 ans.
Chaque intrusion dans ces boîtes aux trésors d’un temps jadis me procure éclats de rire et grandes bouffées de nostalgie.
Ce rituel de l’écriture m’a suivie dans ma vingtaine mais de façon moins assidue. Moments volés au temps: une plume qui glisse sur un papier de qualité, ambiance de bougies, un thé chaud, de la musique sans paroles pour ne pas court-circuiter les idées. Pas de brouillon. Le cœur ouvert, en direct sur la page. Mon esprit en duplex avec ma main, qui guide habilement les lettres cursives.
Aujourd’hui, l’écriture est toujours là bien sûr mais moins manuelle, pour le dire ainsi. La rédaction quotidienne des listes et autres chèques me ramènent invariablement à ce manque d’entretien. Lacunes de minutie. Lettres escamotées, ratures pour masquer les glissements, les sorties de couloirs. Je ne maîtrise plus aussi bien le mouvement, l’habileté nécessaire pour bien écrire « à la main ». Vous savez, l’écriture « old school »?
On se plait à dire que le vélo ne se perd pas. Tout de même, reprendre sa monture après plusieurs mois de pause demande quand même une certaine adaptation.
La main mal assurée posée sur le guidon, le coup de pédale désynchronisé, le geste hésitant, le frein prime. Pas tout à fait à l’aise avec ces retrouvailles.
C’est un peu le même sentiment qui m’habite quand je prend le stylo pour y aller d’un élan de jet d’encre.
Les attachées côtoient maladroitement les majuscules, un « r » cursif se colle à un autre, infirme de sa patte recourbée. Il manque une montagne au « m » et la barre du « t » se perd dans les courbes rapides. Un « s » inopiné se glisse subrepticement dans une phrase pourtant au singulier. Le point rose qu’on met sur l’i du verbe aimer ne vient pas au rendez-vous, se perdant en chemin.
Ma main certes se souvient, autrefois bien entrainée à accumuler les fions pour noter chacune des paroles d’Antoine Soare, émérite professeur d’histoire de la littérature, que je ne voulais pour rien au monde laisser filer. L’écriture comme écumoire, l’écriture comme soutien au savoir. L’écriture comme salut en cas de faille de la mémoire.
Des pages et des pages de cahiers de connaissances. Le poignet en douleur après ces heures de prise de notes massives. J’avais alors 20 ans.
Deux décennies plus tard, je suis certes davantage habile au clavier. Toujours hardie au fouet quand neige blanche d’œufs est requise pour une recette.
Je manie correctement le bloc Légo et bien humblement, très habilement l’arrachage d’herbe à poux sur les terrains avoisinants en plus du mien.
Mais je ne sais plus écrire. J’ai perdu la main. Elle est devenue moins certaine, plus illisible. Beaucoup moins productive. Ni autant sollicitée.
Pourtant, quelques éclaircies ici et là. Ce désir de coucher sur papier des réflexions offertes à Clara, une filleule bien aimée, pour communiquer de façon originale avec elle. Pour m’accorder un moment, une pause. Revivre ce rituel et lui laisser des mots à consulter, qui sait, à accumuler dans des boîtes à chaussures qui deviendront pleines à craquer.
Lui donnerai-je ainsi cette piqûre de la plume, qui m’a tant accompagnée au fil de ma vie de jeune femme?
Nos enfants connaîtront-ils ces longues périodes de cours qui passaient plus vite à force de laisser trace de la mine dans nos cahiers?
Existe-t-il toujours ces agences de correspondants à travers le monde qui nous attribuaient au hasard des pen pals qui me donnaient l’impression, l’espace de quelques pages, de toucher à une parcelle du monde?
Qu’est devenue Amanda Montanari, cette rousse italienne à l’écriture exubérante et toute en rondeurs, écrit-elle toujours?
Peut-être ne sait-elle plus le faire elle non plus.
Je ne sais plus écrire. Est-ce que ça se soigne docteur?
Ça se soigne, aucun doute là-dessus ! Et ça revient, comme le vélo, après quelques ratures et points de suspension, non pas comme avant, mais comme maintenant, avec ce que notre main a d’expérience et de soucis. Je veux bien correspondre, moi !
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On en est tous là. Même les phrases que je trouve géniales sur le moment, et que je tiens à noter dans un cahier, ne sont pas d’égale écriture. Mais parfois, ça ne tient qu’au stylo. Il suffit d’en prendre un beau qu’on aime, et nous voilà au temps des devoirs « au propre ».
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